40 ‖ DECEMBRE 2024
Les compteurs d’eau intelligents à Niamey (Niger) : une diffusion compromise !
Résumé
Irrigués par la mondialisation qui diffuse des nouveaux outils et paradigmes de gestion, les services urbains connaissent des transformations rapides ces dernières années. Le service public de l’eau n’est pas resté en marge de ces changements nourris par la technologie même dans les villes du Sud. Ainsi, à Niamey, la Société d’Exploitation des Eaux du Niger (SEEN) en quête de réponses aux défis du recouvrement des factures mensuelles a introduit des compteurs d’eau intelligents en 2016. Seulement, plus de six années après leur introduction dans l’offre de l’eau, les compteurs intelligents n’ont connu qu’une faible diffusion spatiale.
Tenter de comprendre la faible diffusion des compteurs d’eau intelligents dans la ville de Niamey est l’objectif de cet article. Pour y parvenir, une méthodologie axée sur la démarche classique en sciences humaines et sociales (recherche documentaire, enquête par questionnaire, entretiens semi-directifs) a été utilisée.
Les résultats obtenus montrent que la diffusion des compteurs intelligents dans la ville de Niamey est inhibée par des facteurs socio-économiques, techniques, et voire politiques. Toutes les difficultés techniques récurrentes qui amènent certains usagers à se retourner vers le compteur ordinaire relancent le débat sur la quête d’une offre de service d’eau socialement et spatialement adaptée aux citadins des villes des pays pauvres.
Abstract
Driven by globalization, which is spreading new management tools and paradigms, urban services have been undergoing rapid transformation in recent years. Public water services have not remained on the sidelines of these changes, fueled by technology even in the cities of the South. In Niamey, for example, Société d’Exploitation des Eaux du Niger (SEEN), seeking answers to the challenges of collecting monthly bills, introduced smart water meters in 2016. However, more than six years after their introduction into the water supply market, smart meters have seen little spatial diffusion. Attempting to understand the low diffusion of smart water meters in the city of Niamey is the objective of this article. To achieve this, a methodology based on the classic human and social sciences approach (documentary research, questionnaire survey, semi-directive interviews) was used.
The results obtained show that the spread of smart meters in the city of Niamey is inhibited by socio-economic, technical and even political factors. All the recurring technical difficulties that lead some users to revert to the ordinary meter reopen the debate on the quest for a water service offer that is socially and spatially adapted to urban dwellers in poor countries.
Table des matières
Texte intégral
pp.210-229
01/12/2024
Introduction
1La fragmentation socio-spatiale qui caractérise l’accès aux services urbains en général et de l’eau en particulier dans les villes de l’Afrique sub-saharienne est consubstantielle à l’urbanisation rapide et mal maitrisée (Jaglin, 2010). Des initiatives individuelles ou collectives émanant d’acteurs publics et privés se sont développées pour améliorer l’accès à ce service essentiel. Au Niger, de juin 2001 jusqu’en décembre 2023, la production, le transport et la distribution de l’eau (urbaine) étaient assurés par la Société d’Exploitation des Eaux du Niger (SEEN) grâce à un contrat d’affermage et à un contrat plan qui la lient à l’État à travers la Société de Patrimoine des Eaux du Niger (SPEN). Outre ses capitaux, Veolia avec 51 % des actions de la SEEN, devrait apporter sa technologie dans la fourniture de l’eau mais aussi dans le recouvrement des factures pour le maintien de l’équilibre financier du secteur de l’hydraulique urbaine (Vianney, 2010).
2C’est ainsi qu’en 2016, les compteurs intelligents ont été introduits dans l’offre de l’eau à Niamey par la SEEN via City Taps qui est une entreprise (Startup) française engagée dans la recherche d’amélioration de l’accès à l’eau des populations pauvres (Younsa, 2019). Cette pénétration du numérique dans l’eau est liée « au développement des marchés urbains qui empruntent aujourd’hui massivement la voie des Base of the Pyramid (BoP), dont une acception répandue est qu’ils peuvent apporter des réponses à la pauvreté pour peu que les conditions de la consommation aient été améliorées par « un reformatage de l’offre de biens et services, (low-cost, micros-quantités, prépaiement) », (Jaglin, 2019).
3Ainsi, l’un des objectifs de la diffusion de ces compteurs intelligents est de migrer du relevé manuel des consommations d’eau vers un relevé automatique chez les abonnés des « zones protégées » comme les Ambassades et autres Institutions Internationales dont l’accès est très réglementé. Cette innovation technologique devrait permettre aussi de lutter contre les impayés en proposant ces compteurs prépayés aux abonnés (ménages) endettés. In fine, elle devra contribuer à l’amélioration du taux de recouvrement global de la SEEN qui évolue en dents de scie à cause de l’irrégularité dans le payement des factures des « gros consommateurs institutionnels1 » comme dans la plupart des pays africains dont le Niger ne fait pas exception (SEEN, 2014, 2018 ; BM, 2014). Afin de mettre fin au gaspillage et aux impayés, la Société Nigérienne d’électricité (NIGELEC, entreprise publique), a proposé d’abord voire imposé les compteurs prépayés pour l’Administration en début des années 2000 avant de l’étendre aux particuliers qui le souhaitent2, ce qui n’a été pas le cas pour l’eau.
4L’accumulation des impayés compromet l’équilibre financier dont l’érosion a fini par emporter (en partie) la Société Nationale des Eaux (SNE) sous l’œil des partenaires techniques et financiers (PTF) du Niger. À l’échelle des ménages, il a été remarqué que les déconnections au réseau des abonnés (ménages) pour cause d’impayés par la SEEN dans la ville de Niamey ne s’expliquent pas que par la pauvreté monétaire (Younsa, 2019). Elles sont liées au partage du compteur d’eau à l’échelle de l’habitat collectif mais aussi à la politique de tarification par tranche progressive conduisant à des factures élevées pour les usagers des compteurs communs (Vaucelle, Younsa, 2022). De ce fait, le partage du compteur, la structure des ménages, de l’habitat et le type de quartier constituent des critères socio-économiques et spatiaux non négligeables qui expliquent aussi les impayés. Le promoteur de ce nouveau service (City Taps) et l’opérateur de l’eau (SEEN) ont-ils pris en compte ces réalités socio-spatiales dans la diffusion des compteurs intelligents à Niamey ? Qu’est-ce qui explique la faible diffusion des compteurs intelligents au Niger à travers la ville de Niamey comparativement à ceux de l’électricité ?
5En effet, sur les 15 000 compteurs prévus en 2019, seulement 11 % ont été installés soit 1 325 pour la phase pilote qui n’a depuis connu une évolution. Il est évident que la diffusion de ces compteurs fait face à des défis liés à l’offre de l’eau dans une ville sahélienne comme les discontinuités spatio-temporelles qui peuvent inhiber l’engouement des abonnés à migrer vers un service prépayé. Elle doit faire face aux enjeux qu’elle suscite chez les abonnés et l’opérateur de l’eau qui veut moderniser l’offre de son service qui n’a pas souvent une bonne presse auprès des Associations et des usagers (Younsa, 2014). Ainsi, pour la SEEN, le compteur intelligent est gage d’un recouvrement garanti avec le prépaiement ne nécessitant ni relevé manuel par un agent ni l’établissement d’une facture qui sera déposée ensuite chez l’abonné. Pour l’usager, il doit être en mesure d’avoir de l’argent pour acheter l’eau avant de consommer comme s’il l’achète en détail chez les revendeurs (bornes fontaines, porteurs d’eau) ce qui n’est pas le cas des usagers des compteurs ordinaires. Aussi, les défaillances techniques qui sont légion dans la fourniture de l’eau et de l’électricité et même d’internet dans les villes sahéliennes comme Niamey ne peuvent que freiner cette migration technologique. Ceci renforce cette assertion de la Banque Mondiale (BM, 2014) qui, affirmait que « les usagers des services d’eau des pays pauvres ne sont pas intéressés par la technologie mais par la disponibilité de l’eau dans les robinets ». Pourtant, le concept de smart city est présenté comme un levier de développement et d’amélioration des conditions de vie des populations des villes des pays pauvres avec des projets ambitieux financés à hauteur de plusieurs milliards de F CFA (villages intelligents par exemple).
6Ces constats sur la pénétration du numérique dans l’offre du service public de l’eau dans une grande ville sahélienne soulèvent beaucoup de questionnements pour la recherche. Ainsi, la problématique centrale qui se dégage est : la faible diffusion des compteurs intelligents dans la ville de Niamey est-elle compromise par les défis et les enjeux liés à l’offre de l’eau dans une ville sahélienne ? Elle est soutenue par deux problématiques secondaires qui sont : la lenteur constatée dans la diffusion des compteurs intelligents n’est-elle pas liée à la qualité du service dans la fourniture de l’eau ? Le dysfonctionnement dans l’offre de l’eau n’est-il pas plus accentué chez les usagers des compteurs intelligents que ceux des compteurs ordinaires ?
7Pour répondre à ces questions, notre démarche pose les hypothèses suivantes :
la faible diffusion des compteurs d’eau intelligents à Niamey est compromise par des défis et des enjeux d’ordre social, technique, économique et politique ;
le pis-aller dans l’offre de l’eau est plus accentué chez les abonnés des compteurs intelligents que ceux des compteurs ordinaires.
Ces hypothèses ont nécessité une méthodologie basée sur la démarche classique en sciences humaines et sociales pour conduire cette recherche.
Méthodologie de la recherche
8La méthodologie utilisée repose sur la recherche documentaire (scientifique et de la presse), les entretiens semi-directifs avec des responsables de la SEEN et de la SPEN, les promoteurs des compteurs intelligents (City Taps), les usagers de ces compteurs ainsi que des abonnés des compteurs ordinaires.
la recherche documentaire
9Ce sujet n’ayant pas été beaucoup abordé par la recherche scientifique en sciences sociales, il a fallu lire les publications des Institutions Internationales comme la Banque Mondiale mais aussi celles des promoteurs de ce service. C’est ainsi que nous avons effectué des recherches en ligne afin de voir les aspects étudiés publiés dans des rapports d’activités parfois. Ces derniers montrent le bilan de la pénétration de ces compteurs dans l’offre de l’eau et son impact pour les usagers dans les pays pauvres, de ce fait, les documents obtenus proviennent des sites internet de City Taps, de la BM et des vidéos sur Youtube à caractère publicitaire d’où la nécessité de les compléter avec les données issues de l’enquête ménage.
L’enquête ménage par questionnaire
10Elle a été réalisée auprès d’une cinquantaine des usagers des compteurs intelligents de la ville de Niamey en octobre 2022. Les questionnaires ont été conçus à l’aide du logiciel Sphinx Plus2 qui a permis également de faire le traitement des données. La base de sondage est constituée de 32 ménages répartis dans les quartiers Goudel, Cité chinoise, Bobiel, Idé Gano et Tchangarey choisis de manière aléatoire grâce à l’appui d’un agent de la SEEN qui connait la répartition spatiale des compteurs. Comme le montre la carte n° 1 qui situe également la ville de Niamey au Niger et en Afrique, les compteurs prépayés n’ont pas été installés dans tous les quartiers dans cette phase pilote du projet. Ainsi, le nombre de compteurs prépayés en panne, l’absence des abonnés à domicile et le choix de ne pas enquêter plus d’un ménage par concession expliquent la taille de l’échantillon. Il a fallu continuer la collecte des données chez les ménages sous forme d’entretiens en prenant juste quelques informations sur le fonctionnement du compteur, les volumes ce qui explique aussi cette taille réduite de l’échantillon.
Source : YOUNSA, 2024.
Carte N°1: les quartiers d’enquête
Entretiens semi-directifs
11Ils ont été conduits auprès des responsables techniques de la SEEN et de la SPEN pour comprendre au-delà du fonctionnement des compteurs, leur nombre mais aussi leurs coûts. Avec les responsables de City Taps, des entretiens ont déjà eu lieu dès 2018 dans le cadre de nos recherches doctorales. Une visite du siège de la Startup à Paris en 2019 a permis d’échanger avec des responsables et des techniciens de cette entreprise sur le fonctionnement et les projets. Entre 2021 et 2022 ayant constaté la lenteur dans la diffusion des compteurs intelligents, la recherche a été reprise avec des entretiens avec les principaux responsables de City Taps et des responsables de l’opérateur de l’eau à Niamey avant et après la fin du contrat de la SEEN en décembre 2023.
La cartographie
12Le logiciel Qgis a été utilisé pour la réalisation de la carte de la présentation des quartiers d’enquête et de celles utilisées pour la phase pilote du projet.
Résultats et analyse
13Les compteurs intelligents étant récents dans le comptage de l’eau à Niamey, identifier les abonnés s’avère nécessaire avant de voir les contours de leur fonctionnement à l’échelle de l’habitation. Quelques modalités qui permettent de lire les défis et les enjeux qui compromettent la diffusion de cette innovation technologique seront présentées également.
Les abonnés des compteurs intelligents: une mosaïque de citadins
14Les résultats de l’enquête montrent que les ménages ayant des compteurs intelligents sont composés en moyenne de 5 personnes et ils habitent en majorité dans l’habitat de type cour (61 %). Cette catégorisation par le type d’habitat montre également que ce sont les citadins habitant dans les villas qui sont en grand nombre aussi les usagers de ces compteurs (32 %). Cependant, des habitants de paillotes et des maisons à caractère commercial (école privée, service de nettoyage de voitures et d’habits) ont également souscrit à ce service (6 %). Comment ces abonnés ont-ils appris la mise en service de ces compteurs d’eau ?
15Deux modes principaux ont permis aux abonnés d’apprendre l’installation des compteurs prépayés par la SEEN à savoir le bouche-à-oreille dans les quartiers bénéficiaires de la promotion ou dans ses agences. Une part importante des abonnés (32 %) n’a pas d’informations sur le compteur car ils sont locataires (41,63 %) et ils l’ont trouvé déjà installé dans la concession par le propriétaire. Ces derniers constituent l’écrasante majorité (56,21 %) des usagers des compteurs intelligents puisque tout comme les compteurs ordinaires des documents de propriété sont requis pour avoir le branchement. Pour recharger le compteur, une application installée sur un téléphone du chef de ménage qui gère l’eau à l’échelle de l’habitat selon les résultats de l’enquête. Lorsque le propriétaire habite avec des locataires, c’est également lui qui gère l’eau comme il fallait s’y attendre même il y a des cas où les locataires s’occupent du rechargement du compteur. Un autre cas rencontré est la gestion de l’eau assurée par un membre de la famille en l’occurrence un enfant du chef de ménage. Si le partage du compteur constitue un défi à l’échelle de l’habitat, alors à l’échelle de la ville les défis multiples liés à l’offre de l’eau dans une ville sahélienne ne peuvent qu’inhiber la diffusion des compteurs intelligents à Niamey.
Les compteurs intelligents face aux défis urbains sahéliens
16Le décryptage des résultats (enquête et entretiens) montre que l’élan pris par les compteurs intelligents juste après la phase pilote a été ralenti par les défis et les enjeux d’ordre technique, économique, voire politique qui ont provoqué leur décrochage à Niamey. C’est le cas du dysfonctionnement qui se traduit par des pannes fréquentes qui empêchent à l’eau de couler alors même que le compteur est rechargé.
Un dysfonctionnement des compteurs intelligents très décrié par les abonnés
17Les principales difficultés que rencontrent les abonnés des compteurs intelligents de la ville de Niamey sont liées à des pannes multiples qui empêchent le fonctionnement du système. En effet, comme le montre la figure n° 1, 47 % des ménages ont déclaré le dysfonctionnement comme la principale difficulté. Elle se traduit par un manque d’eau au robinet même si le compteur est bien rechargé c’est-à-dire un prépaiement en bonne et due forme. Certains compteurs vus lors de notre enquête étaient en panne depuis des mois et les appels lancés au service clientèle de la SEEN n’avaient pas eu d’échos. Pourtant une équipe a été mise en place pour prendre en charge spécifiquement le suivi des compteurs intelligents notamment la prise en charge technique des réclamations des clients. C’est pour cela que le manque de réactivité de ce service a beaucoup été décrié par les abonnés qui se sentent délaissés comparativement aux abonnés des compteurs ordinaires. Ces derniers peuvent avoir une prise en charge des pannes déclarées (fuite) au service clientèle qui passera le message aux techniciens qui se rendront sur le terrain.
Figure N°1 : Les difficultés rencontrées par les abonnés des compteurs intelligents
Source :Enquête de terrain, 2022.
18Le dysfonctionnement décrié par les abonnés a atteint son paroxysme en 2020 suite aux manifestations violentes organisées par l’opposition politique dans la ville de Niamey. Pour ramener le calme, empêcher les appels aux rassemblements sur les réseaux sociaux, la connexion internet a été coupée par les autorités pendant quelques jours. Les abonnés des compteurs intelligents, de fait, étaient coupés par ricochet du réseau d’eau et tous les multiples services disponibles en ligne (e-commerce, transfert d’argent). Ces désagréments que rencontrent les abonnés compteurs intelligents ont fini par provoquer la résiliation du contrat par un abonné qui a préféré revenir au compteur ordinaire. C’est le cas aussi pour des établissements de commerce (service de lavage et de pressing) qui n’avaient pas d’eau depuis des mois. Pour d’autres, l’eau peut couler sans fonctionnement du compteur comme le montrent les photos n° 1 et 2.
Images 1 et 2 : Deux compteurs prépayés en panne, le premier ne fonctionnait pas tandis que pour le deuxième, le compteur est presque enfui avec la vanne après compteur et l’eau coule sans comptage.
Source : Younsa, 2022.
19Après le dysfonctionnement, c’est le débit de l’eau qu’ils trouvent faible qui est la deuxième difficulté la plus citée (16 %) par les abonnés des compteurs intelligents. Ces derniers considèrent aussi que leurs compteurs sont source de surconsommation c’est-à-dire qu’il est très rapide dans le comptage de l’eau par rapport au compteur ordinaire. Ce constat est fait par ceux qui ont déjà utilisé un compteur ordinaire avant de migrer vers le compteur prépayé qui n’a pas donné les résultats escomptés pour une bonne gestion du budget de l’eau. Une autre difficulté annoncée par les abonnés des compteurs intelligents c’est la négligence qui amène un arrêt de l’approvisionnement en eau. En effet, certains abonnés attendent toujours le dernier mètre cube consommé pour penser à recharger le compteur, de ce fait, ils manquent d’eau parfois. Enfin pour cette part importante des ménages (25 %) qui n’a pas réagi à cette question, il s’agit des personnes qui ne souhaitaient pas se prononcer. Ceci n’a pas empêché de chercher à comprendre la gestion du compteur intelligent à l’échelle de l’habitat puisqu’il y en a selon les différents types rencontrés à Niamey.
Le compteur intelligent d’eau à l’échelle de l’habitat : la technologie pas à l’abri d’une gestion sociale et économique
20Les résultats de l’enquête ménage sur la gestion de l’eau à l’échelle de l’habitation montrent que le compteur intelligent est partagé. En effet, 42 % des abonnés de notre échantillon partagent leurs compteurs avec d’autres usagers qui doivent contribuer au prépaiement. Avec en moyenne trois ménages par compteur, c’est le partage en parts égales (46,15 %) qui est la méthode la plus utilisée pour recharger le compteur ce qui n’est pas sans conséquence sur les relations entre usagers. En effet, avant de recharger le compteur, le montant nécessaire pour la consommation sur la période concernée, un mois généralement, est divisé par le nombre de ménages ou de logement. Les résultats de l’enquête montrent qu’en moyenne, les usagers rechargent pour près de 6 000 F CFA par mois pour satisfaire leurs besoins en eau. Dans cette catégorie des ménages qui partagent leurs compteurs d’eau, ce sont ceux qui ont eu le branchement pour la première fois grâce à cette promotion qui partagent le plus leurs compteurs. Les anciens abonnés c’est-à-dire ceux qui ont déjà utilisé un compteur ordinaire et qui ont connu la coupure pour impayés de facture, ils ne partagent pas leurs compteurs. Les effets pervers du partage étant la forte consommation d’eau, les querelles entre usagers sur la gestion avec parcimonie, alors, les usagers des compteurs communs aussi cadenassent le robinet. En effet, la photo n° 3 montre un compteur intelligent d’une cour commune en dur avec un robinet cadenassé pour réguler les usages de l’eau et limiter les problèmes entre usagers. La majorité des usagers des compteurs intelligents partagés de notre échantillon habitent dans les cours communes, de ce fait, ils viennent juste s’ajouter au lot des services qui créent des tensions dans l’habitation collective. Il est évident que le compteur intelligent de par les résultats obtenus est utilisé par les déférents types d’habitats de la ville de Niamey. Cependant, son coût pour l’étendre à une part importante des abonnés est un facteur limitant compte tenu de tout ce qu’il faut pour son fonctionnement dont notamment la connexion internet.
Image N°3 : Un compteur intelligent dans une cour commune de Niamey avec un robinet commun cadenassé
Source : Younsa, 2022.
De la technologie pour faciliter un accès à l’eau pour tous mais qui doit payer le prix : les abonnés, le prestataire ou le service public ?
21Même si cela peut paraître un facteur négligeable dans la faible diffusion des compteurs intelligents à Niamey, lors de nos entretiens, un haut responsable de la SEEN nous a fait savoir que c’est le coût explique en partie cette situation. En effet, la ville de Niamey abritant la grande majorité des abonnés de la SEEN depuis toujours (environ 90 %), en 2022, ils étaient 150 888 abonnés. Pour remplacer 100 000 compteurs, il faudrait mobiliser au moins 18 milliards de F CFA. Cette somme est-elle difficile à avoir pour une grande entreprise comme la SEEN de surcroît filiale de Veolia Afrique ? À combien doit revenir le compteur intelligent à l’abonné ? Sachant que la plupart des habitants des villes pauvres en général et de Niamey en particulier ont eu accès à l’eau du réseau grâce aux opérations de branchements sociaux financés par la BM, après la privatisation, la santé financière du secteur est gage de la réalisation des projets. Or, avec le modèle institutionnel, c’est la SPEN qui doit mobiliser les fonds auprès des PTF qui n’investissent que lorsque le climat (leur) est très favorable en un mot à leur convenance. Malheureusement, d’autres événements se sont ajoutés à la dégradation du climat défavorable pour la diffusion des compteurs intelligents à savoir le changement de régime par la force.
Un contexte politique défavorable qui s’est dégradé entre les acteurs de l’eau
22Une diffusion des compteurs intelligents au Niger à travers la ville de Niamey a été compromise en partie par l’environnement politique qui a commencé à se dégrader depuis l’avènement du régime du Président Bazoum Mohamed en 2021. En effet, par lettre du 13 octobre 2022 le Ministre de l’hydraulique et de l’Assainissement avait notifié au Directeur Général de la SEEN l’intention du Niger de ne pas renouveler le contrat d’affermage qui arrive à échéance le 31 décembre 2022. Pourtant, ce régime était considéré comme allié et ami de la France d’où la surprise pour beaucoup d’observateurs qui se demandaient à quel jeu jouait le gouvernement de l’époque. Véolia était confiant selon un responsable de City Taps pour renouveler son contrat. Bien avant la lettre officielle, le Ministre lors d’une rencontre avec les partenaires, a dénoncé la faible part de l’État (4 %) dans les actions partagées avec Veolia, les agents de la SEEN et des privés nigériens. Parmi ces derniers se trouve un opposant au régime qui est actionnaire depuis la réforme de 2000. Selon le journal l’Africa Intelligence repris par Alafé (2022) et bien d’autres publications, c’est tout simplement pour évincer cet opposant qui gêne dans « le pool des actionnaires » que le régime a décidé de rompre le contrat et mettre en place une nouvelle entreprise. Fonctionnant avec le même modèle (affermage et concession), la nouvelle entreprise serait débarrassée des actionnaires privés dans un premier temps tout en donnant une part importante à l’État qui pourra ensuite s’ouvrir à d’autres capitaux non publics de son choix. De ce fait, Veolia pourrait revenir par une autre voie dans cette nouvelle entreprise mi-publique mi-privée qui ferait oublier aussi la privation de l’eau gérée par la France très dénoncée par la société Civile.
23C’était dans ce climat incertain pour la diffusion des compteurs intelligents qu’est intervenu le coup d’État militaire du 26 juillet 2023. D’un climat défavorable, l’on est passé à un climat très dégradé du fait de la nature des relations entre le nouveau régime (militaire) et la France. De la remise en cause de ses intérêts économiques et politiques au Niger (fermeture des bases militaires françaises), le coup de grâce a été donné à la diffusion des compteurs intelligents par la fin du contrat qui lie la SEEN à l’Etat le 31 décembre 2023. Elle a été suivie par la création de la Nigérienne des Eaux (NDE) par décret pris en Conseil des Ministres du 12 janvier 2023 « avec pour objectif……de créer une société d’État conformément au décret n° 2021-925/PRN/MF du 1er novembre 2021, portant création, tutelle et contrôle des entreprises publiques ». Depuis, il y a eu une rupture des relations entre les deux pays : diplomatique, scientifique, économique avec pour conséquence certaine la mise en veille où l’abandon du projet des compteurs intelligents dans l’offre de l’eau au Niger.
Discussion
24Le comptage de l’eau, un bien commun devenu bien marchand avec le développement du service en réseau dans les villes suscite toujours des interrogations. Ainsi, le compteur intelligent ne vient que s’ajouter aux outils de comptage de l’eau qui se sont perfectionnés. L’utilité du comptage de l’eau avec des outils performants comme les compteurs intelligents contribue au rendement du service en minimisant le gaspillage (perte d’eau) et installe un climat de confiance entre le vendeur et l’acheteur. Ainsi, cette étude rejoint des travaux qui ont déjà évoqué le compteur d’eau dans sa genèse et les enjeux suscités par son introduction dans l’offre de l’eau en Europe et en Amérique comme Petitet (2013, p 40) et Barraqué (2013, p 99).
25Lorsqu’il s’agit des villes des pays pauvres comme Niamey, en perpétuelle quête de solution pour le recouvrement des factures d’eau, les compteurs d’eau sont au centre des enjeux. Après dix années d’expérimentation du partenariat public privé, Dupont (2010, P 32) a fait cas de la problématique de recouvrement des factures révélées par un diagnostic avant la réforme en ces termes : « la longue tradition des usagers privés et publics de ne pas payer leurs factures d’eau ». BM (2014, p.6) a dans son rapport fait mention du rôle des compteurs intelligents en ces termes « le système de prépaiement permet de résoudre les problèmes de recouvrement des recettes et fait éviter les créances douteuses ». C’est pour cela qu’il a été décidé de remplacer progressivement les compteurs anciens par des compteurs Veolia plus modernes et plus performants. De ce fait, les compteurs intelligents sont venus donc en renfort aux compteurs Veolia avec une touche particulière qui est le prépaiement. Ce mode d’accès à l’eau du réseau d’adduction suit la même trajectoire comme pour le cas des compteurs ordinaires très détaillé par Vaucelle, Younsa (2022, p. 80). Les défis et les enjeux se lisent à l’échelle de l’habitat et de la ville pour la pérennité du compteur commun qui est un facteur de débranchement du réseau même en cas de régularité dans le payement des factures mensuelles.
26Alors dans ce contexte, la diffusion des compteurs intelligents ne peut se faire à Niamey comme un environnement favorable à l’éclosion puis au développement de cet outil comme le rappelle Barraqué (2013, p.101). Il évoque : « le vendeur d’eau traque les volumes d’eau non comptés et non payés, parce qu’il y perd. Mais inversement, l’acheteur estime que le compteur le vole. Il faut donc établir un minimum de confiance, afin que la transaction soit possible ». Tous ces avantages pour l’opérateur de l’eau et l’abonné n’apportent pas une grande satisfaction s’il manque d’eau ce qui rejoint le constat de BM (2014, p.11). Parmi les quatre défis majeurs révélés par l’étude, « la performance technique et la fiabilité » figure en première position. Or, même avec le compteur ordinaire fournir de l’eau de manière continue en toute saison est un défi pour l’opérateur de l’eau comme déjà révélé par Younsa (2019, p.128). De ce fait, le pis-aller constaté dans le fonctionnement des compteurs intelligents lié à la technologie avec une connexion aléatoire parfois ne peut que freiner sa diffusion à l’échelle des usagers. Si des abonnés optent pour une bimodalité c’est-à-dire ajouter un forage sur la parcelle malgré le réseau de la SEEN pour faire face à l’insécurité hydrique, il est évident que le compteur intelligent n’est pas une réponse aux défis de l’offre de l’eau à Niamey. L’un des grands défis du secteur de l’hydraulique urbaine dans les pays pauvres reste et demeure la gouvernance qui requiert que chaque acteur joue pleinement son rôle. Avec des arriérés des factures de l’État qui s’accumulent d’année en année, la machine grippe de la bonne gouvernance et la santé financière est compromise.
27L’eau en tant que ressource stratégique comme démontré par Rosière (2007, p) peut s’inviter dans les relations entre les Etats comme c’est le cas à Niamey. L’environnement se trouve alors pollué par les enjeux géopolitique, géostratégique et politique liés pour la diffusion des compteurs intelligents dont le constat n’est autre que ce projet ambitieux est compromis (pour le moment). Cette « guerre de l’eau » qui est accentuée par les querelles idéologiques sur son statut « bien commun » ou « bien marchand » est un défi pour la gouvernance des services d’eau dans les pays du Sud a été étudiée par Jaglin (2005, p 24) et Younsa (2014, p.81).
Conclusion
28Au terme de cette étude, il ressort que la diffusion des compteurs d’eau intelligents au Niger à travers la ville de Niamey est compromise par des défis et des enjeux d’ordre socio-économique, technique et politique. Ces résultats confirment la première hypothèse de cette recherche. Ainsi, il est indéniable que les compteurs intelligents permettent à l’opérateur d’améliorer le recouvrement avec le prépaiement par les abonnés qui peuvent maîtriser leurs consommations d’eau et se mettre à l’abri des coupures pour impayés. Même si cela peut être considéré comme une forme « d’exclusion », le prépaiement est de plus en plus utilisé dans l’accès aux services urbains en réseau dans les villes des pays pauvres comme Niamey (téléphonie, électricité). De ce fait, pour les usagers des compteurs intelligents partagés, seules des formules consensuelles sur la participation financière de chaque usager pour recharger le compteur d’eau peut garantir la disponibilité de l’eau l’échelle de l’habitat. L’indisponibilité de l’eau est surtout accentuée par les pannes qui sont plus ressenties chez les abonnés des compteurs intelligents que ceux des compteurs ordinaires comme évoqué par la deuxième hypothèse.
29Cette étude rappelle aussi que l’eau est un enjeu politique dont les acteurs n’hésitent pas à utiliser atteindre des objectifs et des intérêts pour lesquels eux seuls ont le secret. Il revient aux chercheurs de poursuivre les investigations pour mettre à la disposition des acteurs un comptage de l’eau adapté aux réalités socio-spatiales et économiques des villes nigériennes.
Bibliographie
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Notes
1 Casernes, hôpitaux, écoles, ministères, etc.
2 Maintenant, tous les nouveaux abonnés n’ont que des compteurs prépayés.