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39 ‖ JUIN 2024

Salimata Mamadou Abdou

L’utilisation des Technologies de l’Information et de la Communication dans l'humanitaire au Niger : une évolution technologique aux effets délétères 

Article

Résumé

L'ample utilisation des technologies de l'information et de la communication (TIC) numériques au cours des récentes années constitue un jalon particulièrement significatif et décisif dans l'évolution de la pratique humanitaire, dont l'impact est incontestablement comparable, voire surpassant, toute période antérieure de transformation majeure sur le terrain. Le Niger, par excellence terre d'humanitaire, confronté à une détérioration continue du contexte sécuritaire, n'échappe pas à cette réalité. Une prolifération de projets d'assistance humanitaire promouvant l'utilisation des TIC a vu le jour ces dernières années. Cependant, l'enthousiasme humanitaire pour ces nouvelles technologies prévaut sur la considération des risques et des conséquences néfastes qu'elles présentent en quantité considérable.

Les populations touchées par les crises et les acteurs humanitaires dépendent de manière croissante des technologies de l'information et de la communication pour rechercher et fournir de l'aide. Selon Daniel P. Scarnecchia (2017), cette évolution met en lumière des lacunes critiques et non résolues dans les cadres juridiques et éthiques qui ont traditionnellement défini et réglementé la conduite professionnelle de l'action humanitaire. Cette nécessité est d'autant plus pressante que des preuves émergentes indiquent que l'utilisation de ces technologies dans la réponse aux crises peut, dans certains cas, causer des préjudices aux populations mêmes qu'elles ont l'intention de servir, remettant ainsi en question la nature fondamentale de l'action humanitaire.

Nathaniel A. Raymond, Daniel P. Scarnecchia et Stuart R. Campoe, quant à eux, mettent en lumière ces effets délétères en soulignant que le développement des connaissances humanitaires nécessaires liées aux activités d'information humanitaire a été jusqu'à présent limité par le manque d'études de cas correctement documentées sur les incidents majeurs liés à l'utilisation des TIC dans les opérations humanitaires.

La présente réflexion analyse les conséquences néfastes de l'utilisation des TIC sur les interventions solidaires, la curation, le partage et la gestion des connaissances humanitaires. Elle avance l'argument selon lequel la prolifération des outils technologiques actuels engendre de nouveaux risques moraux et opérationnels, tant pour les secouristes que pour les communautés touchées, tout en amplifiant et en modifiant les menaces préexistantes pour les populations vulnérables, d'une manière souvent mal comprise.

Abstract

The widespread use of digital information and communication technologies (ICTs) in recent years represents a specific and crucial turning point in the history of humanitarian practice, the impact of which is probably at least equivalent to any previous period of major transformation observed in the field. Niger, a land of humanitarianism par excellence given the continuously deteriorating security context, is no exception to this reality. A proliferation of humanitarian aid projects promoting the use of ICTs has occurred in recent years.

However, the humanitarian craze for new technologies is taking precedence over the risks and harmful effects that these technologies entail in considerable quantities. Crisis-affected populations and humanitarian aid providers are increasingly dependent on information and communication technologies to find and deliver aid. This reveals, according to Daniel P. Scarnecchia (2017), critical and unaddressed gaps in the legal and ethical frameworks that traditionally defined and governed the professional conduct of humanitarian action. This need

is made urgent by emerging evidence demonstrating that the use of these technologies in crisis response can, in some cases, cause harm to the very populations they are intended to serve, calling into question the fundamental essence of humanitarianism. Nathaniel A. Raymond, Daniel P. Scarnecchia, and Stuart R. Campoe illustrate these deleterious effects by noting that the development of necessary humanitarian knowledge related to humanitarian information activities has so far been limited by the lack of well-documented case studies of major incidents related to the use of ICT in humanitarian operations. This article focuses on the deleterious consequences of ICT use on humanitarian response, curation, sharing and knowledge management. It argues that the proliferation of current technological tools creates new moral and operational risks for both relief workers and affected communities, while amplifying and modifying pre-existing threats to vulnerable populations in ways that are often misunderstood.

Texte intégral

Introduction

1L'ascension considérable des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication (NTIC) dans le développement économique et social mondial marque une ère inégalée, qualifiant le présent siècle d'ère de l'information et de la communication. Cette dynamique s'étend également au domaine humanitaire, teinté d'un optimisme significatif quant à l'amélioration potentielle de l'action humanitaire grâce aux avancées des technologies numériques. L'utilisation répandue des téléphones mobiles, des plateformes de médias sociaux, des technologies géospatiales et du "crowdsourcing" a profondément transformé la détection et le traitement des crises humanitaires, ainsi que la collecte, l'analyse et l'utilisation des informations.

2Le séisme de 2010 en Haïti est communément perçu comme un moment crucial dans l'histoire de la technologie humanitaire mondiale. Depuis lors, l'attention institutionnelle et opérationnelle s'est concentrée sur l'exploitation de la technologie pour renforcer l'action humanitaire, établir des relations plus formelles, et améliorer l'interaction entre les organisations humanitaires officielles, telles que le Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires des Nations Unies (OCHA), et les communautés bénévoles et technologiques informelles (P. Meier, 2011, p. 1239-1263). Les rapports tels que le "Focus sur la technologie et l'avenir de l'action humanitaire" de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge en 2013, ainsi que le rapport OCHA de la même année intitulé "L'humanitarisme à l'ère des réseaux (HINA)" ont contribué à présenter ces évolutions comme des enjeux cruciaux pour l'avenir humanitaire.

3Au Niger, l'évolution récente des technologies de l'information et de la communication a profondément bouleversé les pratiques et les usages des dispositifs numériques dans divers secteurs de la société tels que l'éducation, la formation, la médecine, etc. Les téléphones mobiles, en particulier les Smartphones, les ordinateurs portables et l'internet jouent un rôle prépondérant dans ces mutations sociétales.

4Cependant, malgré le potentiel considérable et les effets positifs de l'innovation technologique, celle-ci peut également compromettre les principes fondamentaux de l'action humanitaire et brouiller les questions de responsabilité envers les bénéficiaires. L'impact de l'innovation technologique sur l'action humanitaire mérite une enquête approfondie.

5Cet article sera consacré à l’analyse des effets controversés émergeant dans le domaine de la technologie humanitaire, appliquée dans un contexte de crise humanitaire liée à l'insécurité. Il s'efforcera d'identifier l'impact de la technologie sur l'action humanitaire et de réfléchir aux principaux défis qui en découlent.

6D'un point de vue scientifique, ce domaine est encore en développement rapide et immature. Malgré un grand nombre de travaux scientifiques mettant en avant les opportunités offertes par les nouvelles technologies pour améliorer l'efficacité de l'action humanitaire, il est crucial de ne pas négliger les lacunes et les évaluations des écarts entre les normes humanitaires et techniques d'une part, et leur mise en œuvre d'autre part. Une approche critique demeure alors nécessaire.

7L'engagement critique des chercheurs envers le tournant technologique humanitaire reste cependant limité, posant des problèmes tant sur le plan politique que sur celui de la présence physique de la technologie dans le contexte humanitaire. Nos recherches se verront guidées par la problématique qui suit : comment l'utilisation des technologies de l'information et de la communication (TIC) dans les interventions humanitaires au Niger impacte-t-elle la sécurité des bénéficiaires et l'efficacité des opérations, et quels sont les défis éthiques et opérationnels associés à cette évolution technologique? Cette recherche exploratoire se penche sur les impacts négatifs de la technologie dans l'action humanitaire, en particulier dans le contexte nigérien. Nous nous concentrerons sur les interactions sociales spécifiques que ces technologies permettent, en examinant comment la technologie remodèle les interventions humanitaires au Niger, les relations de pouvoir, la distribution des secours et les nouvelles vulnérabilités créées par la collecte et le traitement des données.

8Dans ce travail, nous examinerons l'impact des technologies de l'information et de la communication (TIC) sur les interventions humanitaires au Niger. Nous débuterons par une analyse des transformations induites par les TIC dans le secteur humanitaire, suivie d'une exploration de leur interaction avec l'espace humanitaire et des nouvelles méthodes de distribution de l'aide. Nous aborderons ensuite les défis éthiques et opérationnels posés par ces technologies, avant de présenter une étude de cas spécifique au Niger pour illustrer ces impacts. Enfin, nous conclurons avec des recommandations pour une utilisation plus éthique et efficace des TIC dans les opérations humanitaires. Pour la rédaction de cet article, nous avons entrepris des investigations documentaires, complétées par des entrevues sur le terrain afin d'obtenir des informations approfondies.

Technologie humanitaire : comprendre les changements et les défis au Niger

9Le monde a fait son entrée dans l'ère du "big data. Cela s'explique par une numérisation généralisée de nos vies, permettant ainsi la traçabilité, le stockage et le partage de nombreuses actions ordinaires de la vie quotidienne. Cette tendance ne se cantonne plus au monde occidental.

10Une proportion croissante de la population du Sud, particulièrement dans les pays dévastés par la guerre et les conflits, s'engage également dans le domaine numérique. Même dans des nations fragiles telles que le Niger, de nombreuses personnes sont en possession d'un téléphone portable. Bien que la possession de Smartphones ne soit pas universelle et que la plupart des téléphones ne soient pas des Smartphones, les réseaux 3G se répandent rapidement dans les pays en développement, et les Smartphones deviennent de plus en plus abordables.

11L'utilisation du téléphone portable permet des communications à distance, des transferts de données, l'établissement de procédures de gestion, et se révèle extrêmement utile en matière de préparation, d'intervention et de rétablissement. Des exemples concrets incluent l'atténuation des effets néfastes d'une crise par la fourniture d'une alerte précoce via la messagerie texte, ou des évaluations en temps réel par le biais de retours SMS des personnes affectées recevant de l'aide humanitaire. Les données générées par les populations à travers leurs actions quotidiennes peuvent être corrélées à d'autres informations grâce au crowdsourcing, permettant l'identification de modèles de flux, de mouvements et de consommation des ressources. Le crowdsourcing, terme englobant diverses façons par lesquelles de nombreuses personnes contribuent en produisant de petites quantités de données pour former un ensemble de données agrégées plus vaste, peut fournir des informations cruciales sur les besoins humanitaires et l'efficacité des interventions.

12Conformément à l'observation de Patrick VINCK, « la technologie humanitaire fait référence à l'utilisation de la technologie pour améliorer la qualité des efforts de prévention, d'atténuation, de préparation, de réponse, de relèvement et de reconstruction » (P. Vinck, 2013, p.20). Tout en reconnaissant les fonctions de soutien que la technologie humanitaire peut remplir, et mettant en avant les défis potentiels de son application, nous avançons l'idée que la technologie humanitaire est à la fois constituée et constitutive de la pratique humanitaire. En effet, la technologie humanitaire doit être appréhendée dans le contexte des idées relatives à la fonctionnalité et à l'efficacité, ou aux perceptions concernant la vulnérabilité et la souffrance, qui sous-tendent l'agenda humanitaire contemporain. Les nouvelles technologies de communication présentent des limitations par rapport à d'autres types de technologies, ainsi qu'en comparaison avec les sentiments sociaux et culturels entourant la "pertinence" de certains outils et pratiques particuliers. Ces relations influencent à leur tour les pratiques quotidiennes qui sous-tendent l'adoption et l'utilisation de nouvelles technologies. Cette perspective revêt une importance particulière pour la compréhension du rôle des NTICs dans la zone d'urgence humanitaire, ainsi que dans la société en général (A. Chéneau-Loquay et P. Diouf, 1998).

La Technologie dans le Contexte de l'Espace Humanitaire

13Les discussions sur l’utilisation de la technologie humanitaire s’inscrivent inévitablement dans le débat à long terme sur « l’espace humanitaire », un concept qui reste central dans l’élaboration des politiques humanitaires. Bien que les définitions techniques de ce concept varient, une conception commune de l’espace humanitaire est la capacité des agences à opérer librement et à répondre aux besoins humanitaires conformément aux principes de l’action humanitaire. Comme l’explique COLLINSON S., Au cours de la dernière décennie, alors que la communauté internationale s'est efforcée de protéger les civils et de fournir des secours aussi bien dans notre zone d’étude le Niger, qu’en Afghanistan, en République démocratique du Congo, au Darfour, en Irak, au Soudan du Sud etc., une préoccupation persistante a été exprimée, stipulant que l’espace de l’action humanitaire se rétrécit. (S. Collinson, 2012, p. 5). Cela semble avoir pour conséquence à la fois un accès réduit aux situations de crise – avec de graves conséquences pour les bénéficiaires – et un environnement opérationnel plus dangereux pour les travailleurs humanitaires. L’idée d’un espace humanitaire en diminution influence directement le rôle de la technologie dans de tels contextes.

14La technologie est ici principalement perçue comme un instrument permettant de gérer à distance les zones difficiles d’accès, par exemple grâce à l’utilisation d’enquêtes SMS pour cartographier les besoins fondamentaux, ou au recours à Skype pour la gestion quotidienne. La technologie est donc principalement conçue en termes de son rôle dans le maintien de l’accès humanitaire. Bien que cette perspective instrumentaliste doive être étudiée de manière critique, il est utile de mettre en lumière un défi pratique : les acteurs humanitaires opèrent dans des environnements intrinsèquement dynamiques et instables et qui s’écartent de l’environnement typique dans lequel la technologie est conçue, comme le secteur privé. (FICR, 2013, chap.7).

15Dans un contexte d’urgence comme celui du Niger, les taux d’échec des technologies sophistiquées restent élevés. Les défauts de conception et de fabrication, les erreurs humaines et les problèmes d’interface homme-machine façonnent leur mise en œuvre, même avec une planification appropriée. Comme l’a observé Antonio DONINI, « la réalité a toujours été caractérisée par un écart entre l’aspiration à un ensemble d’idéaux et la politique humanitaire quotidienne dans des arènes politiques, militaires et juridiques complexes. ». (A. DONINO, 2012, p. 37).

16L’action humanitaire axée sur la technologie n’a cependant qu’un potentiel limité pour se libérer des contraintes préexistantes qui façonnent l’accès humanitaire. « La technologie humanitaire peut supposer mettre l’humanitaire à l’abri du danger en protégeant la sécurité physique des travailleurs humanitaires, mais elle ne sauvera pas les humanitaires des dangers de façon pérenne ». (K. BERGTORA, 2012, note 29.). Avec la montée de l’humanitarisme numérique, les zones ayant un accès limité ou inexistant à la connectivité et aux technologies numériques risquent de devenir une partie invisible de l’espace humanitaire. Comme le souligne Patrick VINCK, « la réalité sur le terrain est le plus souvent celle d’un manque d’information, d’une couverture mobile limitée et d’un accès limité ou inexistant à Internet, tant pour les humanitaires que pour les communautés à risque.». (P. VINCK, 2013, p. 30).

17Alors que juste une personne sur quatre au Niger a commencé à utiliser régulièrement une forme ou une autre de médias sociaux, l’accès est profondément inégal sur le territoire. En plus de cela, il existe également des différences qui créent des fractures numériques localisées : l’écart technologique entre hommes et femmes est bien trop important.

18Alors que les acteurs humanitaires soulignent souvent le potentiel démocratisant des technologies de l'information lors de catastrophes et qu'OCHA propose que la technologie redistribue le pouvoir, l’accent mis sur le Big Data comporte ses propres angles morts concernant les populations négligées par le Big Data. (Ce constat a été fait par Union internationale des télécommunications dans son rapport « Faits et chiffres sur les TIC : Le monde en 2013 » de Février 2013). Les individus et les communautés dont les modes de vie ne génèrent pas suffisamment de fil d’Ariane numérique pour entrer dans les algorithmes tomberont-ils en dehors de l’espace humanitaire ? Ce sont là quelques-uns des effets délétères de l’humanitarisme technologique.

De nouvelles méthodes de distribution de l’aide

19L’idée selon laquelle « les communications constituent une forme d’aide importante et peuvent être d’une importance égale pour les survivants au même titre que la nourriture, l’eau et le logement » est un pilier du discours technologique humanitaire – et de plus en plus aussi du discours humanitaire général. Dans cette partie, nous prêtons attention non seulement à l’impact de la technologie humanitaire sur ce qui compte comme ressources, mais également à la distribution des ressources dans les zones affectées, en termes de qui obtient quoi, qui peut distribuer, où cela se produit et pourquoi. Cette dernière question fait l’objet d’une attention particulière, en examinant le cas des transferts électroniques, souvent appelés « argent mobile » ou « nourriture numérique » dans le contexte humanitaire nigérien.

20Au cours de la dernière décennie, la communauté humanitaire du Niger a investi massivement dans ce qu’on appelle le programme d’inclusion financière, visant à rendre les personnes pauvres moins dépendantes de l’aide ; c’est ce que l’on appelle parfois « la résilience par la création d’actifs ». (PAM, 2013, p.6.).

21Le Programme Alimentaire Mondial (PAM), en collaboration avec plusieurs partenaires opérationnels (Mercy Corps, Africare, World Vision, Oxfam) a pris la tête de cette évolution au Niger dans le cadre de sa stratégie plus large visant à s'éloigner de l'aide alimentaire et à améliorer la sécurité alimentaire grâce à des liquidités numérique. Dans le cadre d'un projet pilote intitulé « Transfert de cash en milieu urbain dans un contexte d’urgence », ils ont travaillé de concert pour mettre en œuvre un système de livraison de « cash numérique » dans lequel les bénéficiaires reçoivent une carte de débit liée à un compte bancaire sur lequel se trouve leur allocation. Selon lui, les bénéficiaires ont préféré l’allocation de « cash numérique » à la distribution de nourriture car elle offrait un choix et permettait d’éviter une utilisation abusive de l’argent liquide.

22Néanmoins, les défis ne manquent pas pour le projet, notamment « un réseau d'agents non préparés en dehors de la capitale, un manque de réseau mobile dans le nord, et une infrastructure de paiement limités dans les zones reculées visées par le projet et des difficultés à canaliser l'argent pour le projet ». Dans une première phase, le consortium a constaté que la connectivité du réseau n'était pas suffisamment puissante pour traiter les paiements dans le cadre de la solution initialement conçue. La couverture réseau instable a également constitué un défi : en 2011, par exemple, les réseaux de télécommunications ont connu des semaines de service peu fiable en raison de troubles politico-sécuritaires. Au début de la phase de mise en œuvre, des paiements incohérents et retardés ont eu lieu (au départ, 48% des bénéficiaires n'ont pas reçu leurs paiements), ce qui a entraîné une frustration et une confusion parmi les bénéficiaires qui ont parfois contracté un crédit à court terme pour combler la pénurie. Les destinataires manquaient également de connaissances techniques et financières et ne connaissaient pas toujours leur code ni comment le saisir. Parfois, les agents exigeaient les codes des destinataires ou faisaient pression sur ceux-ci pour qu'ils achètent des marchandises dans leurs points de vente. Enfin, de nombreux destinataires ont dû parcourir des distances considérables pour se rendre auprès des agents les plus proches, et la sécurité restait un problème. Des exemples de ce type ne font que souligner certains défis liés à l’utilisation de la technologie pour la répartition des ressources.

23Cependant, ils illustrent que la technologie crée des dépendances qui, lorsqu’elles sont perturbées, peuvent aggraver la situation de crise.

Une réorganisation factuelle des relations dans la sphère humanitaire

24Comme indiqué un peu plus haut, l’idée selon laquelle l’espace humanitaire se rétrécit à mesure que les travailleurs humanitaires sont confrontés à un environnement opérationnel plus dangereux est une préoccupation centrale dans la politique de l’humanitaire contemporain. Dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme », les attaques contre les pays sahéliens en Afrique et ailleurs ont engendré une tendance à long terme vers l’évitement des risques. (OCHA, 2011, p.3.).

25Cet amalgame de danger et d’un degré de présence plus élevé a entraîné une « bunkérisation » croissante des acteurs humanitaires, impliquant un retrait progressif de nombreux personnels humanitaires internationaux dans des complexes humanitaires fortifiés, des bureaux sécurisés et des complexes résidentiels, parallèlement à des protocoles de sécurité et de voyage restrictifs. (S. COLLINSON ; M. DUFFIELD, 2013, p.53-59). Cette relation entre un risque plus élevé et une présence durable est médiatisée par la technologie humanitaire. Dans certaines zones des régions de Tillabéry, Diffa et Zinder, les téléphones portables, les réseaux sociaux et l’analyse des métadonnées jouent un rôle important pour permettre aux organisations humanitaires de poursuivre leurs activités. L’attente est que la gestion à distance comme forme de « simulation de l’expérience de proximité » aide les humanitaires à faire face aux coûts liés à la qualité de l'assistance, à mesure que le personnel expérimenté se retire du terrain. (S. COLLINSON ; M. DUFFIELD, op. cit, p.68). Cependant, quelque chose de plus compliqué se produit. Duffield décrit la gestion à distance comme la « tendance à la distance » dans l’action humanitaire. Il soutient que « la technologie remplace la vérité sur le terrain, grâce à l’innovation technologique, à la simulation et à la visualisation fondée sur une vision technologique et déterministe non critique de la simulation des humeurs, des attentes et des actions des populations éloignées touchées par une catastrophe ». (M. DUFFIELD, op. cit, p. 18).

26Dans le même temps, la gestion à distance signifie une « réallocation des risques » vers les organisations locales et les bénéficiaires, dans laquelle la technologie n'est pas seulement un outil de gestion mais aussi un véhicule d'autonomie accrue dans la mesure où les technologies « permettent également aux communautés de se transformer rapidement en premiers intervenants ». (M. DUFFIELD, ibid.).

27Dans le management à distance, les rencontres en face-à-face disparaissent, normalisant la déconnexion entre les organisations humanitaires et leurs principales parties prenantes. Les technologies à distance peuvent également créer une situation dans laquelle les humanitaires et les bénéficiaires surestiment le degré réel d’autonomisation et de participation des bénéficiaires engendré par l’utilisation des technologies de gestion à distance.

Technologies de collecte de données humanitaires : nouveaux compromis et vulnérabilités

28L’utilisation des technologies de l’information pour collecter et traiter des données dans des contextes humanitaires engendre des dilemmes bien connus concernant la responsabilité des données. Cependant, le cas particulier de la situation d’urgence signifie que ces dilemmes doivent être considérés à la lumière de compromis spécifiques au contexte. Dans la section suivante, nous décrivons à quoi pourrait ressembler un ensemble de compromis individuels, organisationnels et systémiques.

29Au niveau individuel, il existe un compromis entre accroître l’efficacité de l’action humanitaire et protéger la vie privée des bénéficiaires en cas de crise. De manière générale, la protection de la vie privée des groupes et des individus vulnérables nécessitera l'allocation de temps et de ressources afin de mener des évaluations des risques, d'obtenir un consentement éclairé et de mettre en œuvre des protocoles de sécurité de l'information en ce qui concerne les routines de collecte de données et le stockage sécurisé des données. Dans les contextes humanitaires, l’impératif d’agir rapidement et de manière décisive peut souvent se traduire par à l’encontre d’actions plus mesurées visant à atténuer les risques liés à l’information pour la vie privée et la sécurité.

30Un défi qui complique l’évaluation de la protection par rapport à l’efficacité est la confusion concernant les différentes catégories de données. Un bon exemple en est la conceptualisation des « données sensibles » dans le contexte humanitaire et la définition des moyens correspondants pour protéger ces données. Bien qu'elles concernent généralement les données personnelles des bénéficiaires, les données peuvent également inclure des informations sur l'évolution d'un conflit et des flambées de violence, ainsi que des informations ou des rumeurs sur des mouvements planifiés de militaires ou de groupes armés. Pourtant, dans la pratique, la dynamique imprévisible d’une crise humanitaire fait que les données sensibles sont difficiles à définir a priori, en ce qui concerne à la fois le contenu et la structure. De plus, une information peut ne pas être sensible en tant que telle, ou même ne pas conduire à l'identification de qui que ce soit, mais combinée et fusionnée avec d'autres données par triangulation, elle peut être l'élément qui donne un sens à un ensemble d'informations plus large et conduit à l’identification des individus.

31BOWCOCK et SOSSOUVI notent qu'en ce qui concerne les transferts électroniques, les risques pour les bénéficiaires incluent l'utilisation des données à des fins autres que celles prévues, ainsi que comme le partage ou la vente de données à des tiers et le risque de sécurité lié à l'utilisation de téléphones mobiles pour transmettre des données sensibles. Même si les données sont généralement partagées avec des partenaires (au sens large), des donateurs et des autorités locales, peu de réflexion semble guider la divulgation des données à des tiers.

32Sur le plan organisationnel, il convient de réfléchir aux investissements financiers visant à sécuriser d’importants volumes de données par rapport à la possibilité de consacrer ces fonds à la fourniture de l’aide. Les nouvelles technologies permettant de gagner du temps peuvent épargner des vies, mais elles peuvent être abandonnées en raison des coûts d'acquisition élevés. Sécuriser les données au niveau opérationnel signifie également investir dans la formation du personnel pour qu'il sache comment collecter et sécuriser les données sur le terrain et comment transmettre les données de manière sécurisée au siège et aux partenaires. Le consentement des fournisseurs d’informations est souvent présumé lorsque les informations sont fournies « activement », soit par le biais des réseaux sociaux ou de plateformes de signalement dédiées, en contournant les procédures de consentement appropriées.

33Néanmoins, il reste des questions importantes à discuter concernant la véracité et la validité des données. Les transactions multiples de données et la complexité accrue des structures de données augmentent le risque d’erreurs dans la saisie et l’interprétation des données humanitaires, ce qui soulève des inquiétudes quant à l’exactitude et à la représentativité des données utilisées. Les données collectées ou générées via des mécanismes numériques ou mobiles posent souvent des défis supplémentaires, notamment en matière de vérification. Bien qu'un travail important soit en cours pour développer des logiciels et des algorithmes permettant de vérifier les données provenant de sources participatives ou fournies de manière anonyme, ces outils ne sont pas encore opérationnels ni largement disponibles. Comprendre les limites posées à la véracité et à la validité des données humanitaires est essentiel dans un contexte où les humanitaires ont du mal à combiner des approches fondées sur des preuves avec des réponses efficaces et rapides.

Conclusion

34La technologie humanitaire, en autorisant la gestion à distance, contribue à une redéfinition de l'espace humanitaire. Simultanément, cette orientation vers la technologie a donné lieu à de nouveaux règlements, notamment en ce qui concerne l'importance accordée aux partenariats public-privé.

35La technologie humanitaire modèle également ce qui est considéré comme des ressources et dicte la manière dont elles sont distribuées. Par ailleurs, en facilitant et en accentuant la gestion à distance, la technologie humanitaire transforme les relations entre celui qui apporte de l'aide et celui qui en bénéficie.

36De ces diverses dynamiques et discussions émergent des questionnements approfondis : qu'englobe précisément le terme "humanitaire" dans le contexte de la technologie humanitaire ? Quel lien existe-t-il entre l'utilisation de la technologie dans la pratique humanitaire et les fondements moraux de l'entreprise humanitaire, notamment l'impératif de ne pas causer de tort ? Comment ces aspects se connectent-ils aux principes humanitaires d'humanité, d'impartialité et de neutralité ? Nous avançons l'idée qu'au cœur d'un futur programme de recherche pour les études humanitaires critiques, il est impératif d'explorer la manière dont les nouvelles technologies intégrées dans le domaine humanitaire influencent la mise en œuvre quotidienne de ces principes. Une telle analyse doit transcender les simples discussions sur les coûts et les avantages des dispositifs de surveillance, d'information et de collecte de données.

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Pour citer ce document

Salimata Mamadou Abdou, «L’utilisation des Technologies de l’Information et de la Communication dans l'humanitaire au Niger : une évolution technologique aux effets délétères », Mu Kara Sani [En ligne], Numéro, 39 ‖ JUIN 2024, mis à jour le : 16/10/2024, URL : https://revue-irsh.org:443/mukarasani/index.php?id=251.

Quelques mots à propos de :  Salimata Mamadou Abdou

Doctorante à la Faculté des Sciences Juridique et Politique

Département de Sciences Politiques

Salimata.mamadouabd@gmail.com